2005 – 2007 : le coup d’État européen de Nicolas Sarkozy

21/10/2025 – Par Nicolas Philippe Granget

Le 29 mai 2005, les Français ont parlé. Massivement, clairement, démocratiquement.

Ce jour-là, plus de quinze millions de citoyens ont dit non à un projet de Constitution européenne qui visait à transférer la souveraineté nationale à Bruxelles. Ce vote, l’un des plus suivis de l’histoire de la Cinquième République, n’était pas un simple rejet technique : c’était un cri de peuple. Un sursaut national, un refus net de l’abandon, un attachement viscéral à l’idée que la France doit rester maîtresse de son destin. En votant non, les Français ne rejetaient pas l’Europe, ils rejetaient une Europe qui ne leur ressemblait plus : celle des technocrates, des marchés, des commissaires et des traités incompréhensibles.

Ce référendum était bien plus qu’un scrutin : il était une déclaration d’indépendance. Pour la première fois depuis des décennies, le peuple disait à ses dirigeants qu’il voulait être écouté, pas gouverné d’en haut. Le “non” de 2005 fut une victoire du suffrage contre les élites, du bon sens contre l’ingénierie politique. Et dans toute démocratie véritable, un tel verdict devrait être sacré : le peuple a parlé, on s’incline. Mais deux ans plus tard, Nicolas Sarkozy allait faire l’inverse.

En 2007, celui qui se voulait l’homme du renouveau s’est fait le fossoyeur du vote populaire. Sous couvert de “modernisation” et de “traité simplifié”, il a ressuscité, presque mot pour mot, le texte rejeté par les urnes et l’a imposé, non plus par référendum, mais par un vote parlementaire. Le peuple avait dit non ? Qu’importe. Le Parlement dira oui. Ainsi, en février 2008, à Versailles, les représentants ont renversé la volonté des représentés. Ce fut, silencieusement, le premier coup d’État européen : un putsch institutionnel, légal dans la forme, illégitime dans le fond.

Ce jour-là, la France n’a pas seulement perdu un débat européen ; elle a perdu une part de son âme démocratique. Car ce que Sarkozy a effacé, ce n’est pas un texte, mais un principe : celui de la souveraineté du peuple. Après la suppression du mot trahison dans la Constitution, voici la preuve éclatante de son utilité : quand les dirigeants trahissent la volonté populaire, il ne reste plus de mot pour le dire.

2005 : les francais disent « non »

En 2005, la France a vécu un moment de vérité rare. Après des années d’intégration silencieuse dans la mécanique européenne, le peuple fut enfin consulté. Le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe devait formaliser ce que Bruxelles préparait depuis longtemps : la transformation de l’Union en entité politique, dotée d’un président, d’un ministre des Affaires étrangères et d’un pouvoir juridique supérieur aux constitutions nationales. Les Français, qu’on croyait apathiques, se sont emparés du débat. Dans les cafés, les usines, les écoles, on parlait souveraineté, démocratie, indépendance. Le pays, un instant, s’est remis à penser par lui-même.

Pendant des semaines, les médias et la quasi-totalité de la classe politique ont martelé le même message : voter “non”, c’était voter contre l’Europe, contre le progrès, contre la modernité. Sarkozy, Hollande, Bayrou, Chirac, Villepin, tous appelaient au “oui”, main dans la main avec Bruxelles et les grands patrons. Mais en face, un autre camp s’est levé — celui du peuple, des enseignants, des ouvriers, des paysans, des gaullistes, des souverainistes, de la gauche sociale et du bon sens. Un rassemblement improbable, de Jean-Pierre Chevènement à Philippe Séguin, de Marie-George Buffet à Nicolas Dupont-Aignan, unis par une conviction simple : l’Europe ne doit pas se faire contre la France.

Le 29 mai, le verdict tombe : 54,67 % de “non”. Un séisme. Le peuple a défié l’État. Dans les grandes villes, dans les campagnes, sur tout le territoire, des millions de Français ont dit non à l’abandon de la souveraineté, non au pouvoir des technocrates, non à une Europe marchande et désincarnée. Ce n’était pas un vote d’humeur, mais de lucidité : ils avaient compris que ce traité, sous couvert d’unité, dissolvait la République dans une structure sans visage.

Leur message était clair : nous voulons l’Europe des nations, pas la nation des bureaucrates.

Ce jour-là, la France a donné une leçon de démocratie au monde. La participation fut massive — plus de 70 % des inscrits — et le vote d’une rare cohérence : du plus riche au plus modeste, les citoyens se sont prononcés en conscience. C’était le peuple face au pouvoir, la raison contre la peur. Et cette fois, le peuple avait gagné. Les élites furent prises de court, les commentateurs sidérés, les technocrates furieux. Pendant quelques semaines, la France a semblé redevenir elle-même : libre, fière, souveraine.

Mais dans les coulisses, déjà, les tractations commençaient.

À Bruxelles, à Paris, à Berlin, l’establishment refusait la défaite. Pour les dirigeants européens, le “non” français n’était pas un verdict démocratique, mais une erreur de communication. Ils n’ont pas cherché à comprendre pourquoi le peuple avait voté ainsi ; ils ont cherché comment contourner son vote.

Et c’est ce contournement, orchestré deux ans plus tard par Nicolas Sarkozy, qui allait transformer un vote populaire en une humiliation nationale.

2007 : le contournement du peuple

Deux ans après le non massif du peuple français, Nicolas Sarkozy accède à l’Élysée avec une promesse ambiguë : faire ratifier un “mini-traité simplifié” qui permettrait de “relancer l’Europe” sans passer par un nouveau référendum. Derrière cette formule de communicant se cachait une opération politique d’une redoutable habileté : ressusciter, presque mot pour mot, le texte rejeté par les Français et l’imposer par la voie parlementaire.

L’homme qui prétendait “réconcilier les Français avec l’Europe” n’allait pas les convaincre — il allait les contourner.

Le 23 juin 2007, à Bruxelles, le Conseil européen valide un projet de traité reprenant 95 % des dispositions du texte rejeté deux ans plus tôt, selon l’aveu même de Valéry Giscard d’Estaing, père du Traité constitutionnel européen. Sarkozy en triomphe : il vient d’obtenir le “traité simplifié” qu’il voulait, à condition qu’aucun pays ne le soumette à référendum. Ainsi, la France, patrie des droits de l’homme et berceau de la démocratie moderne, deviendrait la première à transformer un “non” populaire en un “oui” parlementaire.

Pour parvenir à cette prouesse juridique, il fallait d’abord modifier la Constitution. C’est ce que fit Sarkozy dès janvier 2008, à marche forcée. Le 4 février, à Versailles, le Congrès réuni en session exceptionnelle approuve la réforme constitutionnelle nécessaire pour autoriser la ratification du Traité de Lisbonne.

Résultat du vote : 560 voix pour, 181 contre.

Pas de surprise : la majorité UMP, soutenue par une partie du Parti socialiste, vote comme un seul homme. Les députés votent là où les citoyens avaient refusé.

En quelques heures, le peuple de France est dépossédé de sa propre parole.

Ce jour-là, la Cinquième République a changé de nature.

Le référendum, arme du peuple voulue par de Gaulle pour trancher les grands choix de la Nation, venait d’être neutralisé par ceux qui prétendaient s’en réclamer.

La voix des urnes avait été remplacée par celle des couloirs.

On avait demandé l’avis du peuple une fois, il avait répondu mal ; on ne lui demanderait plus.

Sarkozy a donc inauguré une ère où la démocratie se pratique sans les citoyens, où les décisions majeures se prennent entre initiés, dans le secret des congrès et des dîners européens.

À Bruxelles, on salua son “courage politique”.

À Paris, la presse parla de “pragmatisme”.

Mais dans les faits, il s’agissait d’une trahison en règle de la souveraineté populaire : un président tout juste élu s’arrogeant le droit d’inverser un résultat référendaire au nom de l’efficacité européenne.

C’était une rupture historique — pas seulement avec la volonté du peuple, mais avec la philosophie même de la Cinquième République.

De Gaulle avait donné au peuple le dernier mot. Sarkozy le lui a repris.

Depuis ce jour, la France n’a plus jamais organisé de référendum sur l’Union européenne.

Et pour cause : on ne consulte pas ceux que l’on gouverne sans eux.

Les conséquences : quand la France cesse d’être souveraine

Le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, a marqué bien plus qu’une simple étape dans la construction européenne. Il a scellé l’abandon de la souveraineté nationale, dans presque tous les domaines où un État peut encore prétendre exister : le droit, l’économie, la diplomatie, la défense et même la monnaie. Ce traité, ratifié contre la volonté populaire, a inscrit noir sur blanc ce que les Français avaient refusé : la supériorité du droit européen sur le droit national.

L’article 4 du Traité sur l’Union européenne établit le principe de la “coopération loyale” entre les États membres. En réalité, cela signifie que toute législation nationale doit désormais s’aligner sur les décisions de Bruxelles.

L’article 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne retire à la France le contrôle exclusif de politiques fondamentales : le commerce extérieur, la concurrence, la monnaie, la pêche, l’environnement.

Autrement dit, la France ne décide plus de ce qu’elle produit, de ce qu’elle vend, ni même de ce qu’elle consomme.

Elle applique, elle exécute, elle obéit.

Sur le plan monétaire, la Banque centrale européenne — structure indépendante de tout pouvoir démocratique — devient la seule autorité habilitée à émettre la monnaie et à fixer les taux directeurs.

Ce qui signifie que la France ne contrôle plus sa politique économique, ni sa dette, ni son inflation.

Le peuple, celui qui disait “non” en 2005 pour préserver son autonomie économique, s’est retrouvé dépossédé deux ans plus tard de toute capacité d’influence sur son propre destin.

Et ce n’est pas tout : le Traité de Lisbonne introduit la “personnalité juridique de l’Union européenne” et instaure un président du Conseil européen. Autrement dit, l’Europe devient une entité politique au-dessus des nations. La France, membre fondateur, devient un rouage parmi vingt-sept autres.

Ce que de Gaulle redoutait plus que tout — une Europe supranationale, dirigée par des fonctionnaires non élus — se réalise intégralement, sous le parrainage de Sarkozy.

Les conséquences ne se sont pas fait attendre.

Dès les années 2010, la plupart des grandes lois françaises furent dictées ou calibrées pour se conformer aux directives européennes : la réforme des retraites de 2010, inspirée du rapport du Conseil européen sur la soutenabilité budgétaire ; la loi Macron de 2015, inscrite dans le cadre du “programme national de réformes” imposé par Bruxelles ; la réforme du marché du travail de 2017, alignée sur les recommandations de la Commission européenne.

L’État français a cessé d’être le lieu de la décision ; il est devenu le guichet d’exécution d’un pouvoir sans visage.

Cette dépossession s’est accompagnée d’une autre : celle du sens des mots.

Depuis Lisbonne, le mot “souveraineté” ne désigne plus la capacité d’un peuple à décider, mais la faculté d’un gouvernement à déléguer.

Les présidents successifs ont transformé la perte de pouvoir en discours de progrès.

Sarkozy appelait cela “moderniser l’Europe”,

Hollande parlait “d’unir les peuples”, Macron y voit “la souveraineté européenne” — une expression qui aurait fait rire de Gaulle, s’il n’en avait pas pleuré.

Ainsi, le traité rejeté par le peuple français a servi de matrice à une Europe qui ne connaît plus ni vote, ni contre-pouvoir.

Les décisions essentielles sont prises à huis clos, par des commissaires non élus, dans une langue technocratique conçue pour dissimuler l’essentiel.

Ce n’est pas une conspiration : c’est une méthode.

Transformer la volonté populaire en formalité, la démocratie en procédure, la Nation en marché.

Le Traité de Lisbonne n’a pas seulement trahi un vote : il a redéfini la nature du pouvoir en France.

Depuis lui, la République ne gouverne plus, elle gère.

Et chaque président, de Sarkozy à Macron, n’est plus qu’un préfet européen, chargé d’administrer la transition entre ce qu’était la France et ce qu’elle ne doit plus être.

Conclusion : la démocratie confisquée

Ce qui s’est joué entre 2005 et 2007 dépasse de loin un simple épisode institutionnel. Ce fut le moment où la France, patrie du suffrage universel, a cessé d’être une démocratie souveraine pour devenir une province administrée d’un empire sans drapeau.

Le référendum du 29 mai 2005 représentait l’acte le plus pur de la volonté nationale depuis des décennies : un peuple éduqué, lucide, conscient de son histoire, se dressant face à une machine politique qui prétendait penser à sa place. Et ce peuple, on l’a trahi.

Quand Nicolas Sarkozy, à peine élu, décida d’annuler le résultat du référendum pour ratifier le même texte par la voie parlementaire, il commit ce que les anciens auraient appelé une haute trahison.

Mais le mot n’existait déjà plus. Il l’avait effacé de la Constitution quelques mois plus tôt.

Tout est là : le symbole et le cynisme.

Supprimer le crime avant de le commettre.

D’un trait de plume, il rendit légal ce qui aurait été, autrefois, moralement impardonnable.

Cette révision, présentée comme une modernisation, fut en réalité une neutralisation : neutraliser la volonté du peuple, neutraliser le droit à dire non, neutraliser la souveraineté.

Depuis, chaque élection, chaque réforme, chaque discours européen n’est qu’un rappel silencieux de ce renversement : le peuple français ne gouverne plus, il est gouverné malgré lui.

François Hollande, puis Emmanuel Macron, n’ont rien fait d’autre que prolonger cette logique.

Hollande, en transformant la soumission à Bruxelles en vertu morale, a sanctifié le renoncement.

Macron, en revendiquant la “souveraineté européenne”, a enterré le concept même de souveraineté nationale.

Tous deux sont les enfants politiques de ce moment Sarkozy, où la trahison est devenue méthode, où l’Europe s’est imposée non par l’adhésion, mais par la contrainte.

Ce qui s’est effondré en 2007, ce n’est pas un traité : c’est la confiance entre la Nation et ses représentants.

À partir de là, la fracture démocratique s’est ouverte, irrémédiable.

Les Français n’ont plus cru au vote, ni aux institutions, ni à ceux qui parlent en leur nom. Car ils ont compris qu’un bulletin ne vaut rien si une signature peut l’effacer.

De Gaulle disait : « La démocratie, c’est le pouvoir du peuple exerçant la souveraineté sans entraves. »

Ce pouvoir, Sarkozy l’a brisé, Hollande l’a dilué, Macron l’a enterré.

Et depuis, la France vit dans une République qui n’a plus de peuple, seulement des électeurs.

La démocratie française n’a pas été renversée par un coup d’État militaire, mais par un coup d’État parlementaire.

Et tant que cette trahison originelle ne sera pas reconnue, le pays continuera de voter dans le vide, à croire qu’il décide encore, alors qu’il ne fait qu’approuver ce qui a déjà été décidé ailleurs.

Car le 4 février 2008, à Versailles, la France n’a pas seulement perdu un vote.

Elle a perdu la certitude d’être encore libre.