Le 3 janvier 1973, la France adopte la loi n° 73-7, un texte discret mais aux répercussions colossales. Présentée comme une modernisation des statuts de la Banque de France (BDF), cette loi, portée par Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, marque un tournant perfide : l’abandon progressif de la souveraineté monétaire au profit des marchés financiers, ces entités supranationales voraces et anonymes. Loin d’être une simple réforme technique, elle enchaîne l’État à une logique marchande globale, où la démocratie et les besoins des citoyens sont relégués derrière les exigences des créanciers. Cet article décortique cette perte de souveraineté, dénonce l’emprise toxique des marchés financiers et analyse l’impact de la loi de 1973 sur les taux d’intérêt payés par la France aujourd’hui, révélant comment elle a consolidé le pouvoir d’une finance déterritorialisée.

De l’ombre de De Gaulle aux griffes de Rothschild : le parcours de Pompidou

Georges Pompidou, avant sa présidence en 1969, suit un parcours qui le mène de l’académie à la finance, prélude à son abandon de la doctrine gaulliste. Après la Seconde Guerre mondiale, il intègre la haute fonction publique en 1944, rejoignant le Conseil d’État. En 1946, il devient un collaborateur de Charles de Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire. De 1956 à 1958, il occupe le poste de directeur général chez Rothschild, s’imprégnant des logiques libérales du monde bancaire. En 1958-1959, il sert comme chef de cabinet de De Gaulle, revenu au pouvoir. De 1959 à 1962, il retourne chez Rothschild comme directeur général, renforçant ses liens avec l’élite financière. Nommé Premier ministre de 1962 à 1968, il commence à éloigner la politique économique du dirigisme gaulliste. Élu président en 1969, il scelle cette rupture avec la loi de 1973 sur la Banque de France, livrant l’État aux marchés financiers et tournant le dos à la souveraineté monétaire prônée par De Gaulle.

Giscard, architecte de la loi de 1973


Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances de 1969 à 1974 sous la présidence de Georges Pompidou, a joué un rôle déterminant dans l’adoption de la loi n° 73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France. En tant que ministre, il a piloté cette réforme, qui a encadré les avances de la BDF au Trésor et poussé l’État à se financer sur les marchés financiers. Cette orientation, marquée par sa vision libérale, a renforcé l’influence des marchés au détriment de la souveraineté monétaire.

La loi de 1973 : le cheval de Troie des marchés

Avant 1973, l’État empruntait à la BDF à des taux quasi nuls, soutenant une économie dirigiste où le crédit était orienté par le Conseil national du crédit. Après, l’État est poussé à émettre des bons du Trésor sur les marchés financiers, où les taux (7-9 % dans les années 1970) et les attentes des investisseurs deviennent des leviers de contrôle. La part des avances de la BDF, qui représentait 15 à 28 % de la dette publique, chute à 3 % en 1993, tandis que les marchés s’imposent comme la source dominante de financement . Ce glissement, amorcé par la loi et amplifié par la libéralisation des années 1980 (loi de 1984, Big Bang), fait de la France une captive des dynamiques financières globales.

Une souveraineté sacrifiée à la finance globale

La loi de 1973 est le point de départ d’une érosion de la souveraineté monétaire et politique. En remplaçant le financement direct par la BDF par une dépendance aux marchés, elle soumet l’État à une puissance supranationale : les marchés financiers, entités déterritorialisées opérant via des flux instantanés et des notations d’agences comme Moody’s ou S&P. L’État devient « prisonnier d’un ordre de la dette », où les marchés imposent une discipline par la menace de hausses de taux ou de fuites de capitaux. Cette servitude s’aggrave avec le traité de Maastricht (1992) et l’article 123 du TFUE, qui interdit tout financement monétaire direct par la BCE, successeur de la BDF. Avec une dette publique à 110 % du PIB en 2023 (3 200 milliards d’euros), la France doit plier ses budgets aux exigences des créanciers pour éviter des sanctions financières, comme celles infligées à la Grèce entre 2010 et 2015 . Austérité, privatisations (EDF, Aéroports de Paris) et coupes dans les services publics ne sont pas des choix souverains, mais des concessions arrachées par la « discipline des marchés », un carcan né dans l’élan de 1973.

Une tyrannie supranationale

Les marchés financiers incarnent une puissance supranationale par leur capacité à contraindre les États au-delà des frontières et des démocraties. Globalisés via Euronext, les fonds spéculatifs ou les obligations, ils échappent aux régulations nationales et imposent leurs normes à travers des acteurs comme le FMI ou le G20. Leur pouvoir est brutal : un déclassement par une agence de notation peut faire exploser les taux d’emprunt, asphyxiant un État en quelques heures. La crise grecque, où la troïka (BCE, FMI, UE) a dicté des réformes draconiennes, en est la preuve. En France, la menace est constante : un déficit jugé « excessif » peut déclencher une spirale de sanctions, comme en 2024 avec la dégradation de la note souveraine (AA par S&P). Cette tyrannie, anonyme et sans visage, prospère sur l’instabilité : la spéculation sur les dettes souveraines ou les crises monétaires (ex. : attaque contre la lire en 1992) engraisse les profits privés tout en affaiblissant les États. La loi de 1973, en ouvrant la porte à cette logique, a livré la France à une finance qui n’a ni territoire ni loyauté.

L’impact sur les taux d’intérêt actuels

La loi de 1973 a une influence indirecte mais profonde sur les taux d’intérêt que la France paie en 2025. En orientant le financement de l’État vers les marchés, elle a brisé le contrôle monétaire direct de la BDF, rendant les taux d’emprunt dépendants des dynamiques de marché. Aujourd’hui, les obligations françaises (OAT à 10 ans) affichent des taux autour de 3-4 %, contre 0-1 % dans les années 2010 sous l’effet du quantitative easing de la BCE. Avec une dette de 3 200 milliards d’euros, la charge d’intérêt atteint 52 milliards d’euros par an en 2023 (2 % du PIB), contre 15 milliards en 2015, reflétant la sensibilité aux hausses de taux post-QE. Ces taux sont dictés par l’inflation (2-3 % en zone euro), les notations de crédit et la confiance des investisseurs, des facteurs hors du contrôle de l’État. Avant 1973, la BDF pouvait absorber les coûts via des avances à taux faibles ; aujourd’hui, l’article 123 du TFUE et la politique monétaire de la BCE (taux directeurs à 3,5 % en 2025) verrouillent cette option. La loi de 1973, en amorçant cette dépendance, expose la France à la volatilité des marchés : une dégradation de la note ou une crise de confiance peut faire bondir les taux, augmentant la charge de la dette et forçant des ajustements budgétaires douloureux.

Une démocratie confisquée

L’emprise des marchés, renforcée par la loi de 1973, est une menace pour la démocratie. Les électeurs peuvent voter pour des programmes ambitieux (santé, éducation, climat), mais les gouvernements, tétanisés par la dette et les taux d’intérêt, doivent s’aligner sur les priorités des créanciers. Le « tournant de la rigueur » de Mitterrand en 1983, sous pression des marchés, a enterré les ambitions sociales de 1981. En 2023, la réforme des retraites, impopulaire mais « nécessaire » pour rassurer les investisseurs, illustre cette confiscation. La souveraineté populaire s’efface quand les décisions clés sont dictées par des acteurs non élus, opérant depuis Londres, New York ou Singapour. Les marchés, en imposant leur logique de profit, transforment la démocratie en un théâtre où le vote compte moins que la notation.

briser les chaînes

La loi de 1973 n’est pas un scandale isolé, mais le point de départ d’une financiarisation qui a dépouillé la France de sa souveraineté. En livrant l’État aux marchés financiers, elle a fait des taux d’intérêt une arme de contrainte, des services publics un luxe négociable et de la démocratie une façade. Reprendre le contrôle exigerait des mesures radicales : sortir de l’euro, renégocier Maastricht ou restaurer un pouvoir monétaire public. Ces options, politiquement explosives, restent hypothétiques face à l’inertie des élites. En attendant, les marchés, ces tyrans sans visage, continuent de régner, et la loi de 1973 demeure leur première victoire.

Sources :

  1. Loi n° 73-7 du 3 janvier 1973, Journal officiel.
  2. Lemoine, B. (2016). L’ordre de la dette : Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché. La Découverte.
  3. Monnet, É. (2018). Controlling Credit: Central Banking and the Planned Economy in Postwar France, 1948–1973. Cambridge University Press.
  4. Quennouëlle-Corre, L. (2015). La direction du Trésor 1947-1967 : L’État-banquier et la croissance. CHEFF.
  5. Feiertag, O. (2006). « La Banque de France et les origines de la loi de 1973 : Mythes et réalités ». Revue d’histoire moderne & contemporaine.
  6. Streeck, W. (2014). Buying Time: The Delayed Crisis of Democratic Capitalism. Verso.
  7. Piketty, T. (2013). Le Capital au XXIe siècle. Seuil.