Brut. Le nom même semblait vouloir dire la vérité nue, sans fard, sans détour. À sa naissance en 2016, l’ambition affichée était claire : offrir aux jeunes générations un média qui leur ressemble, taillé pour leurs usages, pensé pour leurs écrans. 

Des vidéos courtes, carrées, sous-titrées pour défiler sans son sur Facebook, Instagram ou Snapchat. Une nouvelle manière de consommer l’information, rapide, percutante, accessible. À ses débuts, Brut s’est imposé comme une véritable success story française. Ses millions de vues et son image « cool » ont fait croire qu’un média populaire, au service des causes sociales, venait enfin de renverser la table.

Mais derrière cette façade progressiste et ce vernis militant, la réalité est toute autre : Brut n’a jamais été un média des marges. Conçu par des producteurs venus de Canal+ et de la télévision parisienne, financé dès l’origine par des investisseurs prestigieux comme Xavier Niel et Bpifrance, Brut a toujours été arrimé à l’élite économique. La différence avec les médias traditionnels n’était pas une question d’indépendance, mais de forme. Ce qui changeait, c’était la vitesse, le montage, le style visuel. En profondeur, rien ne s’éloignait du système.

L’histoire de Brut est celle d’une trajectoire typique : séduction initiale d’un public jeune par une image alternative, puis dépendance totale aux réseaux sociaux, enfin absorption finale par un grand groupe industriel. La boucle est bouclée : en septembre 2025, Brut a officiellement été racheté par CMA CGM, l’empire maritime de Rodolphe Saadé, l’un des hommes les plus riches de France. Le média qui se voulait la voix des oubliés appartient désormais au milliardaire qui contrôle une partie stratégique du commerce mondial.

La contradiction est violente. Brut a bâti sa réputation sur l’écologie, le féminisme, les luttes sociales. Mais comment prétendre défendre les victimes du système quand on est la propriété d’un oligarque qui incarne ce système ? Comment jouer les contre-pouvoirs quand on dépend de ceux qu’on devrait surveiller ?

Ce virage n’est pas tombé du ciel. Depuis plusieurs années déjà, Brut s’était engagé sur la pente de la communication déguisée. Derrière les grands mots sur la liberté d’informer, une réalité : le brand content. Autrement dit, des vidéos sponsorisées par des marques ou des institutions, produites avec la même charte graphique, la même mise en scène, la même crédibilité apparente que les vidéos journalistiques.

Un exemple ? Une vidéo pour le Crédit Agricole mettant en avant son dispositif « Point Passerelle » pour aider les clients en difficulté. Tournée comme un reportage émouvant, diffusée avec le logo Brut, mais en réalité financée par la banque. Un autre exemple : des contenus pour Enedis, Yves Saint Laurent, Volkswagen, ou encore La Redoute. Selon un témoignage interne cité par Arrêt sur images, Brut publiait jusqu’à « un contenu de marque par jour et par plateforme ». En clair : le public, en scrollant, voyait défiler des vidéos Brut sans savoir si elles venaient de journalistes ou de communicants. La frontière était volontairement floue.

Autre cas : les vidéos liées à l’association antispéciste L214, intégrées au flux de Brut sans avertissement clair. Là encore, il ne s’agit plus d’un travail journalistique indépendant, mais d’une diffusion d’éléments militants produits par un acteur engagé. Or Brut se présente comme un média, pas comme une plateforme de lobbying.

Brut a même créé sa propre agence interne, « Brut. Content », dédiée exclusivement à la production de vidéos pour les marques. Ces contenus sponsorisés utilisent le même ton, le même habillage que les reportages. Ils brouillent totalement les repères pour les spectateurs, surtout les plus jeunes, qui font confiance à Brut comme à une source d’information crédible.

Et ce n’est pas seulement une question de publicité. Brut a aussi été critiqué pour ses silences. Quand Luc Besson, proche du groupe et lié financièrement à certains projets, a été accusé de violences sexuelles, Brut a fait preuve d’une grande discrétion. Pourtant, ce média n’a jamais manqué une occasion de dénoncer, ailleurs, les violences faites aux femmes. Ici, silence gêné. Là encore, les intérêts financiers dictaient la ligne éditoriale.

Cette mécanique est implacable. Un média prétend donner la parole aux invisibles, mais en réalité il choisit les sujets qui plaisent aux plateformes et aux sponsors. Des histoires courtes, émouvantes, calibrées pour les algorithmes, mais jamais d’enquêtes longues, jamais de critiques radicales contre les puissants qui financent le système. Brut ne fait pas peur aux milliardaires : il leur sert de vitrine auprès des jeunes.

Le rachat par Rodolphe Saadé parachève cette logique. Brut rejoint une galaxie médiatique où l’on retrouve déjà La Provence, Corse-Matin, La Tribune, BFM TV et RMC. Ce n’est plus un média populaire, c’est une pièce d’un empire. L’indépendance, déjà fragile, s’éteint définitivement. L’idée qu’un média puisse échapper à la mainmise de l’élite économique s’éloigne encore.

La conclusion est limpide : Brut n’a jamais été le média des gens, mais celui des riches. Son habileté a été de se faire passer pour un média progressiste et populaire, alors qu’il n’était qu’un produit de communication bien emballé. Aujourd’hui, il est la propriété d’un milliardaire qui a compris l’importance stratégique de contrôler la parole médiatique. Ce qui se joue n’est pas seulement le destin de Brut, mais la preuve que, dans le système actuel, aucun média grand public ne peut rester indépendant. Tous finissent capturés par l’argent et utilisés pour manipuler l’opinion.