Depuis quelques mois, les faits divers s’accumulent. À Besançon, en 2023, des riverains excédés ont démonté eux-mêmes un point de deal en plein cœur de leur quartier. À Marseille, des habitants se sont regroupés pour chasser des dealers de la cage d’escalier qu’ils occupaient depuis des années. À Grenoble, des voisins se relaient la nuit pour protéger leurs halls d’immeubles. À Paris, certains comités de quartier organisent des rondes, parfois cagoulés, parfois filmés pour dissuader les trafiquants. Et ce ne sont pas des cas isolés : de plus en plus de citoyens décident de se faire justice eux-mêmes, estimant que la police ne fait plus son travail et que la justice est trop lente, trop indulgente, trop déconnectée.
Pourquoi en est-on arrivé là ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le ministère de l’Intérieur, la délinquance a augmenté de près de 8 % entre 2021 et 2023, avec une explosion des violences sexuelles (+11 % en 2023) et une hausse constante des atteintes aux biens (+7 % en 2023). Dans le même temps, la réponse judiciaire est perçue comme de plus en plus faible : d’après le rapport 2024 de la Cour des comptes, un délinquant sur deux condamné pour trafic retombe dans les mêmes délits dans les 5 ans. Plus frappant encore : selon les données du ministère de la Justice, près de 40 % des peines de prison prononcées ne sont jamais exécutées, faute de places ou par choix politique assumé d’éviter la surpopulation carcérale.
Face à cela, la réaction des citoyens est simple : reprendre la main. Mais cette réaction n’est pas anodine. Elle signe un basculement psychologique : la confiance envers l’État et ses institutions s’effondre. Quand un voisin tabassé par des dealers ne trouve aucun soutien, quand un cambriolage classé sans suite reste impuni, quand une agression est sanctionnée par un rappel à la loi, il ne reste qu’une seule issue : la justice par soi-même.
Alors posons la question qui dérange : est-ce une conséquence malheureuse de l’impuissance publique, ou le résultat d’une stratégie silencieuse ?
Car si l’on pousse la réflexion, cette situation ressemble à un scénario écrit d’avance. On habitue les citoyens à deux réalités parallèles.
D’un côté, des zones abandonnées où l’État se retire et où les habitants doivent s’auto-organiser, quitte à basculer dans des formes de milices locales. De l’autre, des zones sous contrôle policier strict, avec caméras, drones, surveillance numérique, contrôles permanents. En d’autres termes : une société duale, fracturée, où l’État n’est plus garant de la justice, mais arbitre d’un chaos organisé.
Imaginons ce scénario :
Si la police et la justice concentraient leur sévérité sur les zones déjà calmes, dociles, peu enclines à la révolte, et abandonnaient volontairement les quartiers où leur autorité s’est effondrée, la société française basculerait dans une fracture assumée et entretenue.
Dans les quartiers tranquilles — zones rurales, petites villes, classes moyennes respectueuses des lois — la répression serait maximale. Contrôles routiers incessants, amendes pour des infractions mineures, sanctions rapides pour ceux qui contestent l’ordre établi : l’État y montrerait ses muscles, pas contre la délinquance lourde, mais contre le citoyen ordinaire. La docilité y serait entretenue par la peur du gendarme, la peur de la justice expéditive, la peur de perdre ses droits au moindre faux pas.
Dans les zones de non-droit, au contraire, la police ferait profil bas. Trafiquants, bandes organisées, caïds locaux imposeraient leur loi. La justice, débordée ou complaisante, se contenterait d’interventions symboliques. Résultat : les habitants, livrés à eux-mêmes, n’auraient plus d’autre choix que de s’organiser. Milices de quartier, collectifs de voisins, justice expéditive appliquée par des civils… Le retour au « droit naturel » de se défendre par soi-même.
Le contraste serait alors saisissant. Dans un village paisible, un retraité risquerait un procès pour avoir défendu son potager contre un voleur. Mais dans une cité abandonnée, un groupe de voisins pourrait lyncher un dealer sans que l’État ne bouge le petit doigt. Deux poids, deux mesures.
Ce système ne serait pas une erreur, mais une méthode :
- Dans les zones dociles, discipliner la population par une justice ferme et implacable, pour la maintenir sous contrôle.
- Dans les zones rebelles, laisser pourrir la situation, afin que les habitants réclament eux-mêmes davantage de moyens sécuritaires, justifiant demain des lois d’exception et un quadrillage militarisé.
En clair : un laboratoire social où les citoyens sont poussés dans deux directions opposées. Les uns vers la résignation et l’obéissance. Les autres vers la survie et l’autodéfense. Dans les deux cas, la liberté recule, l’État gagne, et la société s’habitue insidieusement à l’idée que la justice n’est plus universelle mais à géométrie variable.
Ce scénario est glaçant, mais il correspond exactement au « diviser pour mieux régner » : fragmenter la population, faire naître des comportements extrêmes, puis apparaître comme le seul arbitre légitime d’un désordre qu’il a lui-même laissé prospérer.
Est-ce une simple conséquence de politiques laxistes accumulées depuis 40 ans ? Ou bien est-ce un calcul politique froid, une façon de préparer les esprits à accepter demain un durcissement autoritaire, des lois d’exception, la militarisation de la police et le quadrillage numérique du territoire ? En laissant le désordre prospérer, on fabrique mécaniquement une demande sociale pour plus d’ordre. Et quoi de plus efficace pour faire accepter la restriction des libertés que de laisser le peuple lui-même réclamer d’être encadré ?
Au fond, la question est simple : si l’État est impuissant, pourquoi continue-t-il à exiger toujours plus d’impôts, toujours plus de taxes, toujours plus de contrôles ? Si la justice est débordée, pourquoi choisit-on de libérer des criminels plutôt que de construire des prisons ? Et surtout, à qui profite cette fracture entre un peuple livré à lui-même et un pouvoir qui se réserve le droit d’intervenir quand cela l’arrange ?
Le contrat social est rompu. Et la bascule est là : soit l’État reprend son rôle de garant de l’ordre et de la justice, soit l’autodétermination par la force va s’imposer, avec tout ce que cela implique de dérives. Mais si ce chaos est voulu, alors il ne faut pas se tromper : il ne s’agit pas d’une faillite, mais d’une stratégie.